Le point de vue d'editions n° 29FR d'AJ.

Ueshiba Sensei fréquentait-il les fascistes, et bien entendu, avait-il un engagement politique de cet ordre ?


André Cognard à Bourg Argental 2011.

La publication sur internet d’une lettre de Ueshiba Morihei Sensei à Okawa Shumei, une des figures des ultranationalistes japonais a donné lieu à un débat animé autour de la question : Ueshiba Sensei fréquentait-il les fascistes, et bien entendu, avait-il un engagement politique de cet ordre ?


N’étant pas du tout compétent en histoire et philosophie politique, je me garderai bien de tenter de répondre à une telle question. Je préfère donner un point de vue, puisque c’est le sens de cette rubrique, sur ce que j’appellerai le syndrome de la blancheur qui affectent nombre de personnes quand on aborde le sujet d’O Sensei. Le lecteur voudra bien m’excuser si cela prend parfois le tour d’un billet d’humeur. Le fait que j’aborde le sujet sous cet angle ne signifie pas que je dénie à d’autres le droit de s’intéresser à ces questions et d’essayer de démêler l’histoire d’O Sensei. Il est vrai qu’Ueshiba Morihei est un personnage haut en couleur auréolé de légendes. Cela ne me semble pas dommageable en soi, si ce n’est par le fait que bien souvent, l’on ne différencie guère la vérité et la légende. Or, j’ai déjà eu l’opportunité de le dire dans ce journal, le propre des arts martiaux, c’est de tracer une ligne claire entre le fantasme, certaines productions imaginaires de la conscience psychique, et la réalité. Je vais citer à nouveau mon maître, Kobayashi Hirokazu : « Celui qui remporte la victoire, c’est celui qui voit le réel ». L’introduction de la mortalité comme une évidence en soi par la nature martiale de la pratique crée ce sentiment de finitude propre à nous faire sortir de la toute puissance et, partant, des fantasmes qui l’accompagnent. L’idée de réel émise par Kobayashi Hirokazu Sensei est assortie de l’idée de finitude. Je vois dans les différentes légendes qui accompagnent O Sensei et d’autres grands maîtres d’arts martiaux une manière de récuser cette finitude et de lutter contre les angoisses morbides que la martialité et l’issue incertaine de tout combat développent chez celui qui ne peut faire face à sa mort.


Ce que j’appelle le syndrome de la blancheur est un avatar de cette lutte inconsciente. Le maître, et en ce qui nous concerne, O Sensei, outre les pouvoirs surnaturels qu’on lui prête, devrait être parfait. J’ai déjà dit combien je lui prêtais de sentiments humains, de droit à la faiblesse, à l’erreur, voire même à l’errance. Etre fondateur, c’est être seul sur une voie qui n’est pas encore tracée. Alors, ou bien l’on est une divinité infaillible, ou bien l’on fait parfois fausse route. Il ne s’agit pas là d’excuser quoi que ce soit, mais de montrer combien il est dangereux de penser le contraire. C’est précisément en pensant le contraire que l’on fait ce chemin vers des idéologies dangereuses, irrespectueuses des hommes, fondées sur l’idée saugrenue qu’il existe des hommes extraordinaires, laquelle ramène l’idée d’homme ordinaire à une condition de sous-homme, à celle d’être dominé, contrôlé, exploité, déporté. Ce que l’on veut prouver en prétendant à l’absolu, et ce que défend cette revendication d’appartenir à la bonne lignée, celle qui remonte à Ueshiba le fondateur, celle qui fait le bon aikido, c’est sa propre immortalité, sa pureté, sa puissance. Mais en cherchant à démontrer que Ueshiba Morihei a peut être été fasciste, qu’il n’a peut être pas toujours défendu les idées de non-violence, de partage entre les hommes, ni les idéaux de liberté que nous avons greffés dessus pour adapter sa pensée à notre culture et à nos histoires individuelles, nous induisons cette même idée qu’il devrait être tout puissant, immortel, plus blanc que blanc. Et nous avalisons la dangereuse idée du lignage légitimateur, une sorte de droit du sang spirituel. C‘est-à-dire que nous immisçons dans les consciences, et la notre en premier, l’idée du surhomme parfait.


Nous sommes dans une culture de culpabilité permettant la manipulation des individus qui a été introduite en usant cette faille de la structure identitaire. Nous aurions dû être parfaits au passé car nous sommes tout puissants et élucidons la question de notre commencement qui introduirait inévitablement celle de notre fin. Pour cela, nous nions le passage des générations et endossons les vies de nos ancêtres comme étant les nôtres.


Et c’est ainsi que nous nous retrouvons coupables d’avoir perpétrés les crimes abjects que sont l’esclavages et la shoah alors que vu les fantaisies des consciences biologiques, nos ancêtres se trouvaient peut être parmi les esclaves, même si aujourd’hui nos facies sont plus blancs que blancs. Je pose la question : combien de générations d’Allemands doivent porter la culpabilité de la déportation et de l’extermination des Juifs ? Le résultat de cette culpabilité, hormis les manipulations d’opinion qu’elle permet, nous le voyons aujourd’hui à Gaza. Et la misère économique de l’Afrique en est une autre illustration.


 


Le devoir n’est pas infini et les obligations de loyauté sont inconscientes jusqu’à ce que l’on s’en empare. Et il nous appartient à nous aïkidoka de définir notre éthique et de faire vivre nos valeurs, même si celles-ci sont en partie inspirées par le legs de O Sensei et même si celui-ci n’était pas parfait et peut être même s’il a eu des activités politiques inacceptables pour nous. Tous les Français se doivent-ils se dévaloriser du fait des attitudes agressives de Bonaparte et des massacres que cela a occasionnés ? Les Italiens doivent-ils encore se morfondre à l’idée des Chrétiens jetées dans l’arène par les Romains leurs ancêtres et qu’en est-il des résultats de la politique impérialiste américaine ? Interdit-elle l’honneur à tout citoyen américain ? Cet amalgame entre la responsabilité d’un individu et d’un collectif se produit parce que l’on ne peut pas renoncer à être sujet de tout. Accepter que le groupe nous échappe en tant que sujet, c’est mettre des limites à soi-même, accepter que l’on ne change pas le passé. Renoncer à être le tout pour n’être qu’un tout petit je éphémère, c’est aussi mettre un terme à des responsabilités en mettant un terme à soi-même.


Le « Ueshiba Morihei jidai » est fini, même si la descendance du fondateur tente de le pérenniser. Et dans ce dessein, quoi de mieux qu’en faire l’être aux pouvoirs extraordinaires que l’on sait, celui qui fait s’envoler les voitures avec un kiaï ? Avant de jeter la pierre ...  Qui n’a pas été tenté par cette sorte de falsification inconsciente ? « Mon maître était si extraordinaire, il était capable de tout ce que les autres ne peuvent pas, de mon temps, l’aïkido était bien mieux que maintenant, d’ailleurs nous les élèves étions tout aussi extraordinaires, nous faisions des choses que je ne vous dirai pas, nous savions ce que vous ne savez pas, et ne saurez jamais etc.… » Il n’y a qu’à parcourir les pages d’interviews d’Aïkidojournal pour trouver des exemples à foison.


 


Quand mon maître Kobayashi Hirokazu est mort, j’ai mis son portrait au kamiza de mon dojo et j’ai ôté celui d’Ueshiba Morihei. Ce n’est pas pour dire que Kobayashi Sensei est le fondateur, ni qu’il a supplanté O Sensei en quoi que ce soit. C’est juste pour dire qu’il est mort parce que les maîtres sont mortels, et quand je salue en début et fin de cours, je vois ma mort dans ses yeux et mes élèves aussi voient ma mort. Ainsi, il est dit clairement que les générations se succèdent, que nous disparaissons un par un, et que même si quelqu’un a été génial à un moment donné, c’est aujourd’hui que nous devons faire notre aïkido et pour cela, nous n’avons que nous et le droit de définir un cadre éthique et déontologique clair.


Alors même si Ueshiba Morihei avait été un fasciste pur et dur et Kobayashi Hirokazu aussi, cela ne m’empêche pas de fonder mon enseignement, mon aïkido sur le respect absolu de la liberté individuelle, le respect de tout forme de vie, de toute opinion car cela relève de ma responsabilité individuelle. J’ai eu récemment une personne qui s’est présentée à un de mes cours et qui m’a dit qu’elle faisait de l’aïkido Kobayashi, sous-entendant qu’elle connaissait ce que j’enseignais. Je lui ai répondu que Kobayashi Sensei était mort et que pour faire l’aïkido Kobayashi, il fallait le rejoindre là-haut ou là-bas, je ne sais.


 


Ueshiba a transmis un message. Il a donné quelque chose qui était le résultat de sa recherche d’homme. Il n’a pas dit dans ce message : « Dominez les hommes, mettez les en esclavage, abusez !!! » Il a parlé d’amour universel, du budo comme arme de paix. Je fais, comme chacun d’entre nous en a le droit, ce que je veux de cet héritage. Yagyu Munenori était l’homme noir du shogun. Les Ninja de Higa ont usé de tous les moyens, y compris les pires, pour maintenir les Tokugawa. Mais quand l’on va au dojo de Yagyu, il y a une sérénité, une douceur que n’affecte pas l’héritage considérable que cette famille a transmis à tous les sabreurs. Chaque être qui rentre dans ce lieu en tant qu’individu y trouve immédiatement sa place et y reçoit calme, sérénité et un désir d’empathie. Il a probablement fallu des générations, des centaines de naissances et de morts, pour que se purifie l’identité Yagyu. Chacun d’entre nous aïkidoka doit lutter pour que le temps passe, pour que les générations meurent dans l’aïkido. Sinon, les émotions continueront à gouverner et nous souffrirons en permanence de la toute puissance divine du père fondateur et projetterons sur lui nos sentiments d’imperfection, faisant ainsi le lit de tous les falsificateurs, abuseurs et autres tyrans en herbe.

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