Jaff Raji l'entrevue dans N°38FR.

La force de la transmission


Pedant l'entrevue, Jaff offre un très bon thé en provenance de Taiwan

Ou es-tu né ?

Je suis né à Casablanca, au Maroc, en 1960. Je suis arrivé en France avec mes parents en 1966, le 18 août exactement. Cela fait 45 ans maintenant.
Mon père était là depuis 2 ans. Il était venu travailler dans la région ici, à Rennes, pour une grosse entreprise de bâtiment. Comme il avait un contrat de longue durée, et que nous ne pouvions pas rester seuls avec ma mère - nous étions 7 enfants - dès qu’il a eu un peu d’économies, il est venu nous chercher. Nous avons fait le grand voyage en train, de Casablanca à Rennes, en traversant l’Espagne. J’avais 6 ans, et j’ai plus de flashes de ce voyage et de ce que j’ai vécu en France après, que de souvenirs du Maroc. De ma vie avant 6 ans, j’ai quelques images qui sont revenues au fur et à mesure de mon développement personnel, qui est lié à ma pratique du budo. J’ai donc pu faire des flash-back en particulier de ma relation avec mon grand-père.
En fait la chance que j’ai eue je crois, c’est que le départ de mon père m’a rapproché de mon grand-père. J’étais le plus jeune des garçons et il fallait m’éduquer un peu plus que les autres. J’ai donc eu une relation directe avec mon grand-père. Je peux maintenant revenir sur cette relation, y réfléchir et comprendre l’influence qu’il a eue avant celle de mon père. Ce voyage faisait partie de mon destin.
Je suis allé à l’école primaire ; cela a été un gros choc culturel, parce qu’il fallait que j’apprenne tout de suite le français. Je suis entré dans un parcours scolaire normal, et j’ai dû tout de suite apprendre à lire, écrire et à parler. On est arrivé le 18 août, la rentrée était le 15 septembre, et nous avons donc eu 2 ou 3 semaines pour nous adapter. Je n’ai pas pleuré, jamais. Car c’était quelque chose de miraculeux pour nous : nous retrouvions notre père, on réunissait la famille. Je n’ai donc pas eu de choc, ou de sentiment d’être déraciné, car notre famille était réunie et il n’y avait pas de manque. Je n’avais pas assez vécu, à 6 ans, pour éprouver le manque de mon pays d’origine. Peut-être que mes grands frères ou ma grande sœur ont éprouvé cela, mais je ne le crois pas foncièrement, car nous étions tous bien heureux de venir en France, d’apprendre une nouvelle culture. Nous n’avons pas vraiment eu de soucis d’intégration. En 1966, il y avait moins de problèmes d’immigration qu’aujourd’hui. Mon père avait été l’un des premiers immigrants à arriver à Rennes. Dans la communauté marocaine, à Rennes, il était l’un des anciens, et il était très respecté par cette communauté pour sa sagesse. Dans le quartier où nous habitions, il y avait peu de famille d’immigrés, nous avions une relation avec notre environnement, avec l’école. La France savait aussi que les immigrés constituaient une main d’œuvre importante qui permettait de reconstruire le pays. Il y avait donc, je crois, quelque chose de très sain. Je n’ai pas eu de vécu désagréable, durant toute mon enfance, qui m’aurait fait regretter d’avoir quitté le pays que je n’ai pas beaucoup connu de toute façon.
Ensuite nous nous sommes un peu éloignés de la ville ; mes parents ont fait le choix d’aller dans un petit village de campagne, à 10 km d’ici. Là bas, nous étions les seuls Marocains du village, donc c’était quelque chose d’agréable pour nous ; nous pouvions être considérés avec curiosité, comme c’était la campagne, mais mon père était un homme intègre et honnête, et cela a déteint sur nous. Nous avons essayé de tenir notre place, d’être aussi agréables avec les gens.

et ici tu as tout de suite commencé l’aïkido ou d’autres arts martiaux ?
J’ai tout de suite commencé l’aïkido, je n’étais pas intéressé par les autres arts martiaux. J’ai fait beaucoup de sport avant, je m’entraînais énormément, dès l’âge de 6 ans. J’étais assez doué, avec mes frères nous jouions au football principalement et nous étions un peu les vedettes du village, puisqu’on jouait bien, on faisait gagner l’équipe donc nous étions bien considérés, et notre famille aussi était respectée pour cela.
Cela a contribué dans mon parcours à ce que je n’aie pas de problème corporel lié aux activités sportives, ni de problème de reconnaissance, ni subi de racisme. J’ai pu avoir un développement heureux dans un pays qui n’était pas le mien, donc je me suis tout de suite senti Français aussi.
J’étais toujours habitué à m’exprimer, à échanger et je m’entraînais beaucoup. On n’avait pas besoin de me dire : « cours, fais des efforts ». Je le faisais naturellement, parce que mon père nous avait appris à faire des efforts : pour toute réussite, n’importe laquelle, il fallait que nous fassions des efforts. Quelquefois, il ne comprenait pas qu’on puisse faire l’effort de se lever tôt le matin pour aller jouer au football et que quand on n’avait rien à faire, on reste un peu plus dormir. Il nous disait que les efforts doivent être les mêmes dans tous les cas, que c’était notre vie et que si nous faisions des efforts pour quelque chose qui nous plaisait, nous devions aussi le faire pour ce qui ne nous plaisait pas. Nous devions être cohérents dans notre comportement et ne pas faire des choix selon que nous éprouvions du bonheur ou non.
Petit à petit, la progression s’est faite comme cela dans différents domaines, et un jour j’ai commencé à voir, puis à pratiquer les arts martiaux. Il y avait la série Kung Fu avec David Caradine et j’avais 13/14 ans à l’époque de cette série. Ce qui m’intéressait, c’était le vieux monsieur, le sage. Quelque part je retrouvais le grand-père et la valeur de la transmission. C’était intéressant de vieillir. Plus tard, j’ai commencé l’aïkido ; j’avais 20 ans, c’était le bon âge, je pense. J’ai compris que le sport n’allait pas me faire bien vieillir ; je me suis dit que dans les arts martiaux, quand les gens sont vieux, ils sont meilleurs que les jeunes. Dans le sport on doit être meilleur pour gagner, là c’est vieillir pour être meilleur. Cela m’ouvrait des perspectives sur du long terme.

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