Entretien avec Stéphane Benedetti de ARENYS de Munt au Èspagne. Première partie.

L’aïkido en Russie


Stéphane Benedetti à La Colle s/Loup 2005

Tu te rends souvent en Russie et dans d'autres parties de l'ex-Union Soviétique, qu'est-ce que tu peux nous en dire ?

… C'est très rigolo, la Russie… Ce qui est intéressant avec la Russie aujourd'hui, c'est que c'est un peu la même situation qu'ici quand l'aïkido a commencé, c'est-à-dire de la fin des années 50 au début des années 60. Il y a encore une grande curiosité. Aujourd'hui, ici, les gens pensent qu'ils connaissent tout en aïkido. C'est peut-être vrai, mais je n'en suis pas très convaincu… et c'est devenu une sorte de mentalité de super-marché : « J'aime bien le machin de Saïto … Tient, Yamaguchi, son kote gaeshi c'est intéressant … ». Je n'aime pas beaucoup cette approche de l'aïkido : « je prends ça ici, je prends ça là, et puis je fais une sorte de salade mixte … ». En Russie, les gens sont encore ouverts, il y a encore de la curiosité, et l'enthousiasme qui va avec la curiosité. Voilà la vraie différence.

En plus il y a aussi un autre truc qui fait que c'est parfois … intéressant dans un sens plus … amusant, je dirais : c'est que très souvent les gens qui font de l'aïkido, ce sont des professionnels, de … comment dire … d'activités physiques : des gens des commandos, des Spetsnaz – les forces spéciales russes – des gens de la police, de la mafia, beaucoup de ce qu'ils appellent des body guards. Ce sont tous des gens qui ont une approche … pratique, immédiatement pratique. Je ne suis pas toujours d'accord avec cette approche-là, mais on n'est pas dans le monde du phantasme et de la discussion sur des courants d'air. Il faut aussi être capable de montrer que, d'accord, je suis relaxé, décontracté – ils n'ont rien contre – mais il faut que ça fonctionne aussi avec des gens qui ne sont pas nécessairement des enfants de cœur. Ça fait partie de tout un ensemble, entre l'enthousiasme et la curiosité qu'ils manifestent et aussi leur appétit de … je ne dirais pas de réalisme, mais leur approche pratique, ça donne un ensemble que j'aime bien. En plus les Russes sont des gens qui ont une mentalité très généreuse de nature. Ceux que je connais en tout cas : comme partout il y a des gars qui sont tordus, mais l'ensemble des gens que j'ai rencontrés là-bas sont des gens qui sont d'une nature très généreuse. Ils sont d'un abord très agréable. Après, c'est comme partout, il y a des divisions infinies … chaque village a sa fédération ! Le problème, c'est de trouver qui fédère les fédérations … il y a plus ou moins des groupements. C'est vrai, parfois on peut même trouver plusieurs fédérations – il s'agit de deux, trois personnes en général – mais ils y arrivent. Ils sont un peu comme les Italiens pour ça, dans leur système d'organisation, ou si on veut, de désorganisation politique … Les Italiens y sont assez bons, et les Russes sont excellents.


Est-ce que tu as eu des problèmes ?

Dans les cours, surtout au début … maintenant ça commence à aller, mais j'ai eu beaucoup de problèmes à leur expliquer que tout casser, soi-même d'abord et son partenaire ensuite, c'était vraiment un truc idiot. Et pendant des années, ils ont quand même …et ça je pense que ça vient du fait que justement ça c'est développé au départ beaucoup dans des milieux militaires ou policiers, ils ont été un peu loin dans l'aspect de ce que l'on appelle l'efficacité. Mais si être efficace c'est se démolir soi-même, alors évidemment il y a un petit problème. Et je pense qu'ils ont eu et ont encore un petit problème en ça.

Je connais beaucoup de Russes qui sont des gens qui sont physiquement des gens brillants, qui ont en même temps la puissance et la décontraction, et qui sont détruits: les genoux, les bras… Une fois que les genoux sont complètement détruits, que la colonne vertébrale est esquintée, c'est fini, on ne peut plus … Il y a avait vraiment beaucoup de jeunes qui avaient des capacités énormes qui ont été abîmés à cause d'un enseignement militaire imbécile. Ça c'est une chose contre laquelle je lutte dans la mesure de mes moyens, et ça fait dix ans que je vais en Russie, et ça fait dix ans que je lutte contre ça. Je pense qu'après dix ans ce que j'ai dit sur le fait que de blesser les autres et de se blesser soi-même, ce qui finalement revient au même, est une imbécillité complète, ça a commencé aujourd'hui à pénétrer. Mais ça a mis longtemps. Pendant très longtemps ils étaient justement bloqués sur une idée d'efficacité immédiate, c'est-à-dire « la puissance qui se voit, c'est la puissance efficace ; la puissance que l'on ne voit pas, tout ça c'est du baratin ».

Moi je pense au contraire, qu'une puissance qui se voit est une puissance qu'il est très facile de contrôler donc de bloquer, et que la puissance qui ne se voit pas, qui est la seule puissance dont on puisse parler en aïkido, est une puissance qui, d'abord ne blesse pas, et qui ensuite est impossible, ou en tout cas plus difficile, à bloquer. Sans chercher le blocage nécessairement … mais le problème ce n'est pas de bloquer les gens, ce n'est pas de blesser les gens, s'il y a une puissance dans un mouvement d'aïkido, elle vient d'une décontraction complète. Comment on cherche ça ? C'est tout le problème du travail.

Mais finalement je trouve, et c'est peut-être une question d'accord mental, que j'ai plus de résultats en Russie qu'ailleurs. C'est peut-être parce que les Russes sont un peu timbrés et moi aussi, et finalement ça s'accorde bien, notre timbritude.

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